Rencontre Inattendue

Rencontre Inattendue

Devenue Novice Soignante depuis peu, il tardait à la jeune Nuage d’Ortie de commencer à apprendre ses devoirs de Soignante. Coquelicot de Printemps, sa tante, ne tarderait sans doute pas à commencer son apprentissage, et elle s’en réjouissait d’avance. Toutefois ce jour-là, elle avait décidé qu’elle explorerait le territoire de la Tribu de la Forêt afin de s’y habiter et également pour y cueillir quelques plantes qui sembleraient médicinales à ses yeux.

Lorsqu’elle sentit une très vive odeur de sa Tribu, elle se demanda où elle se trouvait. Puis, intriguée, elle se demanda si cela pouvait s’agir en fait du marquage de territoire, des frontières de sa Tribu contre celles des autres. Curieuse, elle s’approcha afin de mieux humer les senteurs de ses semblables avant se quitter sans s’en rendre compte les terres de sa Tribu.

Devant elle, un long tronc d’arbre était suspendu au-dessus de l’eau, entre deux rives. Elle se rappela l’île dont les autres parlaient, là où se tenaient les réunions entre Tribus. Je ne suis pas en territoire ennemi, songea-t-elle alors. Je suis sur des terres libres, personne ne peut rien me reprocher.

La rouquine fit donc quelques pas vers le cadavre de l’énorme plante en essayant de faire le moins de bruit possible. Sans vraiment comprendre pourquoi, elle redoutait de se laisser surprendre. De plus, jouer aux chasseurs, se comporter comme une Brise, cela avait été pour elle un jeu, petite, lorsqu’elle habitait encore la Pouponnière.

En posant une première patte incertaine sur le bois mort, elle se demanda un instant si c’était stable. Puis l’image des chats de sa Tribu le traversant toutes les lunes la rassura ; si sa mère, Étoile d’Écureuil, pouvait traverser sans encombres, alors elle aussi. Et, en effet, la traversée lui fit nettement plus de peur que de mal.

Lorsqu’elle posa pied à terre, une bouffée de vent frais la rassura. Elle était saine et sauve, elle n’avait eu strictement rien à craindre. À la fois honteuse et amusée de son ignorance et de sa crainte, Nuage d’Ortie leva la truffe afin d’humer l’air.

Soudain, elle écarquilla les yeux et se mit en position de combat – ou en tout cas ce qui y ressemblait, car elle n’avait vu d’exemples que lorsque sa mère avait bien voulu lui montrer, donc très rarement et nonchalamment.

« Qui est là ? lança-t-elle. Montrez-vous ! »

Sa fourrure rousse tout ébouriffée, elle attendit une réponse, les oreilles dressées, tous les sens aux aguets. Elle avait sentie une odeur étrangère, quelque chose de félin sans pour autant être de son entourage. Se pouvait-il qu’un chat ennemi se trouve dans les parages ?

Nuage d’Ortie sauta littéralement sur place lorsqu’elle remarqua la présence du membre d’une Tribu rivale. Elle puait l’étranger, semblait plutôt âgée ; il s’agissait sans doute d’une Brise expérimentée ayant quitté son territoire d’origine.

- Tiens, mais qu’est ce que tu fais là ? Tu t’es perdue ? Fais attention à ne pas trop t’éloigner de chez toi !

La jeune Novice faillit protester, dire qu’elle avait autant le droit d’être à que cette inconnue, pourtant les mots ne jaillirent pas de sa gueule. Elle regarda aux alentours, comme pour guetter l’arrivée de toute une Tribu, puis reposa ses prunelles bleutées sur la chatte en face d’elle qui lui ressemblait tout de même un peu. Sa fourrure rousse resplendissante brillait de mille feux sous l’astre incandescent. Ses prunelles ambrées, elles, reflétaient une confiance en soi, une détermination ainsi qu’une fierté que ne possédait aucunement l’apprentie de la Tribu de la Forêt.

Celle-ci tenta néanmoins de conserver ce qui lui restait de dignité et bomba le torse en annonçant qui elle était et quel poste elle occupait dans sa Tribu ;

- Bonjour ! Je… je m’appelle Nuage d’Ortie, et je suis la nouvelle Novice Soignante de la Tribu de la Forêt. Je me suis demandé si… si des plantes intéressantes se trouvaient ici, alors je m’y suis aventurée… Et toi ?

La petite rouquine devint légèrement plus confiante. Sans même s’en rendre compte, elle avait trouvé une excuse valable ainsi qu’un moyen de faire comprendre à cette Brise rivale qu’elle avait autant le droit de se trouver ici qu’elle.

« Enchantée. Je suis Étoile du Sud, dirigeante de la Tribu des Montagnes. »

Les oreilles de Nuage d’Ortie se dressèrent. Avait-elle bien entendu ? Elle avait apparemment en face d’elle la chef d’une Tribu rivale, et non une simple Brise. Non, se corrigea-t-elle. Chaque membre d’une Tribu est importante, tous sans exception et sans supérieur. Bien que sa mère soit meneuse, jamais elle ne l’avait considérée plus à sa place dans la Tribu qu’une autre Brise.

La surprise de l’apprentie ne fit qu’accroître lorsque la chatte rousse s’inclina poliment devant elle. Ne sachant que faire d’autre, elle lui rendit la pareille.

« Sinon, ton apprentissage de Soignant se déroule bien ? », demanda Étoile du Sud en s’asseyant avant d’enrouler la queue autour des pattes puis de s’en lécher une afin de se la passer derrière l’oreille.

La question gêna quelque peu la Novice, qui s’assit à son tour au sol en imitant la position de son aînée. Elle ne souhaitait pas avouer qu’elle avait déjà commencé pour deux simples raisons ; en premier lieu, son mentor passerait pour un instructeur inexpérimenté, et puis de toute manière, son excuse sur la cueillette des plantes n’aurait plus aucune crédibilité, ce qui était d’autant plus gênant devant une dirigeante. Néanmoins, le bon cœur de Nuage d’Ortie l’empêchait de mentir.

« J’ai hâte de devenir Soignante[b], fit-elle donc après une brève hésitation. [b]Ma Tribu est puissante, mais j’ai envie de l’aider à le devenir encore plus. En plus, je n’aime pas la guerre. Je ne vois pas pourquoi les chats tuent les autres chats seulement pour un peu de terre. La dignité de posséder son propre territoire est-il vraiment plus important que la vie d’un chat ?

Elle fit une pause gênée, se rendant soudain compte que son esprit argumentatif avait de nouveau repris le dessus. Souvent, ses aînés n’appréciaient aucunement qu’elle se dispute avec eux ; ceux qui avaient un minimum de fierté pensaient qu’il était hors de question qu’une simple Novice les corrige sur leurs avis.

La rouquine baissa les yeux, les oreilles et la queue, penaude. Avant que la dirigeante puisse s’agacer, elle termina son court discours par une phrase de conclusion oscillante ;

« Enfin… Ça m’a l’air… génial. »

Lorsqu’Étoile du Sud approcha la tête en signe d’approbation, Nuage d’Ortie se rassura et se dit qu’en fin de compte, elle ne risquait rien et n’avait aucune raison d’être quelque peu nerveuse.

« C’est vrai ce que tu dis, poursuivit la dirigeante. Des fois, les guerres sont inutiles ; mais on en a besoin pour se faire respecter des autres, et qu’on devient fort. C’est peut-être un peu brutal, mais c’est comme ça… »

La rouquine regarda droit dans les prunelles ambrées de la chatte dorée en face d’elle pendant quelques instants, imperturbable. Elle songeait à ce qu’elle allait répliquer avant de le faire, comme l’aurait fait tout chef qui se respectait.

« Un peu brutal ? finit-elle par répéter d’une voix légèrement ironique. Les guerres sont parfois nécessaires pour se protéger, et je dois avouer que même moi, je… je tuerai bien un chat pour sauver Étoile d’Écureuil, par exemple. Elle fit une courte pause, de nouveau songeuse, puis reprit ; Mais si un chat se bat dans l’unique but de se faire respecter, d’installer la peur dans le cœur des autres, alors ce n’est rien d’autre qu’une créature nauséabonde à qui personne ne devrait faire confiance. Je ne veux pas me battre pour devenir fort si c’est pour devenir assoiffé de pouvoir et d’honneur. Je préfère de loin mourir faiblement en train de lutter pour ce en quoi je crois. »

De tout son discours elle n’avait pas lâché des yeux celle qui se trouvait en face d’elle. Tout ce qu’elle venait de dire était vrai, elle le pensait sincèrement et se moquait bien de ce que cette meneuse pouvait bien répliquer. Juste avant, elle l’avait respectée. Désormais, la petite Novice un peu naïve le regrettait ; comment pouvait-elle penser une seule seconde à admirer quelqu’un capable de se servir de la guerre pour parvenir à de telles fins ? C’était comme profiter de la mort d’un chaton ; impensable et égoïste.

La Dirigeante semblait souhaiter prendre un air calme et posé pour répondre, toutefois il était évident qu’elle n’était pas du tout du même avis que sa cadette. La rouquine en question ne pouvait néanmoins pas s’empêcher de trouver presque apeurant l’avis de cette chatte si puissante.

« La Tribu des Cieux sait que je respecte toujours l’avis des Soignants et de leurs Novices ! Mais tu n’as pas vraiment compris ce que je voulais dire ! Ce n’est pas pour régner par la peur qu’on fait la guerre. C’est pour paraître fort aux yeux des autres ! Et pour ça il n’y pas 20 000 solutions ! La guerre. Contrairement à ce que tu pourrais penser, ca ne me réjouis pas. Ça ne m’amuse pas d’envoyer mes guerriers se battre –quelques fois à mort – juste pour repousser des envahisseurs ! »

Son visage ne trahissait pas grande exaspération, mais ses yeux brillaient d’une lueur que Nuage d’Ortie ne put déchiffrer. Peut-être était-ce de l’indignation ? De la détermination ? Elle reprit en miaulement, visiblement déterminée à avoir le dernier mot ;

« Mais si tu ne comprends toujours pas où je veux en venir, c’est normal. C’est bien pour ça que tu es devenue Novice Soignante, Nuage d’Ortie. C’est tout simplement parce que tu ne comprends pas les guerres … »

La Novice en question battit de la queue, irritée. C’est justement que je la comprends mieux que quiconque que je suis ce que je suis ! songea-t-elle. Parce que, au contraire des guerriers, je refuse de mourir pour une telle cause.

Malgré le fait qu’elle ne parvienne toujours pas à diriger le fait qu’un félin aussi respecté puisse posséder un tel avis, elle comprenait qu’elle n’obtiendrait rien d’un débat avec elle. Elles semblaient toutes les deux aussi têtues l’une que l’autre. C’est fou comme nous nous ressemblons, malgré nos différences, constata la jeune apprentie avant de se rendre compte que la Dirigeante adverse pourrait prendre ses arguments comme un manque de respect.

« Chacun suit ce qu’il pense être bon, dit-elle simplement en espérant ainsi mettre fin à ce qui risquait de se transformer en dispute. Chacun a sa propre route. Tu étais quoi, avant de devenir Dirigeante, toi ? »

« J’étais une Brise… »

Intriguée par la réponse, qui semblait nostalgique, de la Dirigeante, Nuage d’Ortie se demanda ce qu’elle serait devenue si sa voie n’avait pas été celle des Soignantes. Au contraire de la fine chatte rousse devant elle, qui possédait des muscles développés pour la chasse, un long corps agile capable de courir et de traquer, la Novice possédait une musculature puissante ainsi qu’une ossature robuste, la Tribu des Cieux ayant sans aucun doute souhaité qu’elle puisse défendre sa Tribu, plutôt que de la nourrir. En effet, malgré son dégoût profond pour la guerre, la jeune apprentie remarquait que son corps y était bien adapté. Elle aurait peut-être fait un bon combattant.

« Et c’était bien ? demanda-t-elle soudain. Je veux dire… la chasse. Nourrir les siens doit être agréable. J’en serais incapable, moi, je ne sais pas chasser. »

Il y avait une pointe de regret dans sa voix. Si jamais elle se retrouvait seule, sans sa Tribu pour la nourrir, elle mourrait sans aucun doute de faim. A cette simple pensée, sa queue battit furieusement l’air. Elle leva des yeux presque implorants sur son aînée.

« Je… »

Elle hésita. Une tension s’installa alors entre elles. Etoile du Sud pouvait-elle deviner ce que sa cadette voulait ? Cette dernière espéra le contraire. Toutefois personne dans sa propre Tribu ne pouvait exhausser son souhait, son mentor mis à part, et si elle évoquait son désir devant ses semblables, sans doute penseraient-ils qu’elle ne voulait plus devenir Soignante, qu’ils ne pouvaient plus lui faire confiance pour cette tâche.

« Je sais que c’est une requête impensable[b], dit-elle enfin. [b]Mais j’aimerais apprendre à… à chasser. Ne pourrais-tu pas me montrer les bases ? »

« Bien sûr ! On ne chasse pas dans le même environnement, mais je veux bien te montrer la technique la plus universelle ! »

Les yeux écarquillés, Nuage d’Ortie n’en revenait pas. Une Dirigeante ennemie acceptait de lui apprendre les bases de la chasse ! Qui l’aurait cru ? Si la veille au soir on lui avait annoncé qu’Etoile du Sud ferait cela pour elle, elle n’y aurait pas cru. Au contraire, elle aurait traité ce chat de fou. Aider une Novice ennemie, qui d’ailleurs n’était pas destinée à nourrir sa Tribu, n’était-ce pas être déloyal envers les siens ? Non, songea soudainement la Novice Soignante. Pourquoi n’aurait-t-on pas le droit d’aider une autre chatte ? De toute façon, je ne chasserai jamais pour la Tribu, je ne rapporterai jamais aucune proie. Et si je m’acquittais de cette tache, ce ne serait que sous réserve du manque de Brises, c'est-à-dire qu’il n’y aurait pas d’autre solution…

En effet, il était tout à fait naturel pour une créature de souhaiter pouvoir s’alimenter seule. Si elle se perdait un jour loin de ses confrères, que ferait-elle donc ? Il n’empêche que je doute fortement que les autres membres de la Tribu de la Forêt aimeraient qu’Etoile d’Ecureuil apprenne à une Novice Soignante rivale nos techniques de chasse, se dit-elle alors.

Cependant, malgré toutes les contradictions qui se bousculaient dans son esprit, la petite rouquine ne pouvait refuser cette offre exceptionnelle. Sans doute Etoile du Sud serait-elle la seule à jamais accepter de l’aider. Mais qui est donc cette chatte tellement contradictoire ? se demanda alors la Novice. Je ne la comprends pas.

Néanmoins elle prit beaucoup de plaisir à écouter les explications de son aînée, qui lui ressemblait énormément. Elle fut toutefois navrée de découvrir que son talent dans la matière des Brises se limitait aux strictes bases, et encore elle ne parvenait pas à voiler son odeur, à avancer assez discrètement pour ne pas alerter ses proies. Tandis qu’elle se sentait complètement vulnérable, totalement nulle, elle refusa de traîner de la queue, d’abattre en arrière ses oreilles afin de le montrer à sa tutrice. Il s’agissait de son premier entraînement, crotte de souris, comment pouvait-on attendre d’elle qu’elle y arrive du premier coup ?

Elle devait pourtant accepter les faits tels qu’ils venaient ; sa capacité intellectuelle dépassait certes celle des autres félins, ses aptitudes de chasse s’en voyaient diminués. Si elle apprenait sans peine les techniques et les positions, si elle parvenait mentalement à retenir chacun des conseils de l’ancienne Brise, les exécuter restait pour elle une toute autre difficulté.